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Philip Aguirre y Otegui
L'invitation au voyage: works on paper - book publication
L'invitation au voyage: works on paper - book publication.
Essays written by Simon Njami. Scroll down for the English text.

La cartographie absolue.

'Le poète, en y revenant par une intuition intellectuelle, leur confère un pouvoir qui fait oublier leur ancien usage et donne des yeux et une langue à tout objet inanimé.'  

Les objets, mis bout à bout, malgré l’hétérogénéité de leurs provenances, de leurs histoires et des souvenirs qu’ils contiennent, composent un ensemble, à l’image d’un archipel, d’un continent. Et chacun d’entre eux devient soudain territoire, pays. Les cartes ont toujours représenté pour l’homme un imaginaire précieux. Une manière de s’approprier le monde en en définissant les contours. Les Portugais, sous l’impulsion d’un roi navigateur, ont écumé les mers et ramené, comme autant de trésors tracés sur des peaux ou des parchemins, le dessin de la terre. Philip Aguirre avec ses dessins et ses gravures réinvente l’art de la cartographie et son intention n’est pas de s’approprier un quelconque territoire, mais d’en créer de nouveaux. De brouiller les pistes et les repères afin que personne n’envisage de jamais s’en servir autrement que comme les points de départs de croisières imaginaires. L’artiste redessinant les contours de notre monde selon son inspiration, elle récrée un chaos primal dans lequel le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest n’ont plus aucune importance. Que représente donc une carte, si ce n’est le plus mystérieux des dessins? 

Lorsqu’Alphonse de Lamartine imagina cette orthodoxe interrogation: "objets inanimés, avez-vous donc une âme – qui s’attache à notre âme et la force d’aimer.", le poète romantique français ne s’intéresse pas tant à la vérité religieuse de l’âme et de ses conséquences spirituelles qu’au principe phénoménologique de mais d’une interrogation phénoménologique (quitte à être anachronique), sur notre perception, mise au défi d’apporter la réponse à une insoluble question. C’est l’interrogation sartrienne du rapport de l’objet à la conscience, à travers ce que nous nommons "images": "Le mot d’image ne saurait donc désigner que le rapport de la conscience à l’objet; autrement dit, c’est une certaine façon qu’a l’objet de paraître à la conscience, ou, si l’on préfère, une certaine façon qu’a la conscience de se donner un objet." (JPS, L’imaginaire, folios essais, 2019, p.21) L’objet dont parle Sartre n’est pas un objet en soi, mais une manière de perspective mouvante, non figée. L’image, qui s’apparenterait ici à notre objet physique représente le signe, le phénomène qu’il nous revient d’investir de sens. Lamartine, comme Sartre, ne s’adressent pas à l’objet manufacturé investi d’une fonction précise, mais à l’objet-idée, investi de toutes les potentialités. Un objet en devenir, en quelque sorte, débarrassé de l’assignation qui lui serait imposée.

Les plus beaux voyages, comme l’affirmait l’écrivain français Jean Giono, sont sans doute les voyages immobiles. Et c’est cette liberté qui ouvre toute la magie de l’imaginaire. Ceux que l’on peut faire depuis l’intérieur de soi-même, comme nous l’a enseigné Charles Baudelaire:  "il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident…" Philip Aguirre ne voyage pas avec une, mes deux amis: l’objet et le dessin. Chez lui, ses deux compagnons ne sont qu’une seule et même chose : ils représentent le secret du "sortir de soi" dont parle Georges Bataille: "(Les mouvements intérieurs ne sont nullement objet. Ils ne sont pas sujet non plus en ce qu’ils sont le sujet qui se perd, mais le sujet peut à la fin les ramener à lui-même et comme tel, ils sont équivoques. A la fin la nécessité d’un objet, c’est-à-dire: la nécessité de sortir de soi se fait impérieuse.)"

On commence par fermer les yeux. On imagine. Rien ne sera jamais plus beau que ce qui aura été rêvé, c’est-à-dire créer. Et lorsque l’on dispose de la faculté de transcrire ce rêve, de sculpter ce rêve dans l’espace mental transposé à l’espace physique d’une page blanche, alors naît le dessin qui même gravé, avec ses ombres portées et sa légèreté, réintroduit une troisième dimension absente.. Cet entrelacs de lignes qui représente la cartographie absolue, ce voyage dont on voudrait ne jamais revenir.


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Absolute Mapping

"The poet, by an ulterior intellectual perception, gives them a power which makes their old use forgotten, and puts eyes and a tongue into every dumb and inanimate object." 

Objects, placed end to end, despite the heterogeneity of their origins, their histories and the memories they contain, make up a whole, like an archipelago, a continent. And each of them suddenly becomes territory, country. Maps have always represented a precious imaginary world for mankind. A way of getting to grips with the world by defining its contours. The Portuguese, at the instigation of a navigator king, scoured the seas and brought back a drawing of the Earth, like so many treasures traced on skins or parchments. With his drawings and engravings, Philip Aguirre reinvents the art of cartography and his intention is not to appropriate a territory, but to create new ones. To blur tracks and landmarks so that no one would ever consider using them as anything other than the starting points for imaginary voyages. By redrawing the contours of our world according to his inspiration, the artist recreates a primal chaos in which north and south, east and west are no longer important. What does a map represent, if not the most mysterious of drawings? 

When Alphonse de Lamartine imagined this orthodox question: "Inanimate objects, do you have a soul that attaches itself to our soul and the strength to love? ", the French romantic poet was interested less in the religious truth of the soul and its spiritual consequences than in the enunciation of a phenomenological question (even if it means risking an anachronism) on our perception, challenged to provide the answer to an insoluble question. It is the Sartrean questioning of the relationship of the object to consciousness, through what we name "images": The word "image" can therefore only designate the relationship of consciousness to the object; in other words, it is a certain way that the object appears to consciousness, or, if one prefers, a certain way that consciousness gives itself an object." The object of which Sartre spoke is not an object in itself, but a kind of moving, non-fixed, perspective. The image, which would be similar here to our physical object, represents the sign, the phenomenon that we have to invest with meaning Lamartine, like Sartre, does not address the manufactured object invested with a precise function, but the object-idea, invested with every potentiality. An object in the making, in a way, free of the assignment that would be imposed on it.

The most beautiful journeys, as the French writer Jean Giono said, are undoubtedly still journeys. And it is this freedom that opens up the full magic of the imagination. Those that can be made from within oneself, as Charles Baudelaire taught us: "There is a majestic country, a land of Cockaigne, they say, which I dream of visiting with an old friend. A unique country, drowned in the mists of our North, and which one might call the Orient of the Occident...". Philip Aguirre travels with not one, but two friends: the object and the drawing. For him, his two companions are one and the same thing, in that they represent the secret of "getting out of oneself" of which Georges Bataille speaks, "Inner movements are not an object. They are not a subject either in that they are the subject that is lost, but the subject can ultimately bring them back to itself and as such, they are equivocal. In the end, the need for an object, that is to say, the need to get out of oneself becomes imperative."

We start by closing our eyes. We imagine. Nothing will ever be more beautiful than what has been dreamed, that is to say created. And when one has the ability to transcribe this dream, to sculpt this dream in the mental space transposed to the physical space of a white page, then the drawing is born which, even engraved, with its shadows and its lightness, reintroduces an absent third dimension. This interlacing of lines which represents absolute cartography, this journey from which one would like never to return.